Dans l’imaginaire collectif, l’éloquence du chef militaire est celle du coryphée du théâtre antique: grave et solennel, il annonce les événements, guidant les hommes vers leur destinée, sur le théâtre tragique des opérations.

C’est vrai: à la guerre comme dans les tragédies, la parole est une question de vie ou de mort. L’urgence, en toutes circonstances, commande la parole. Toute guerre est un drame cornélien où la fatalité relève moins des actes que des paroles tourmentées qui les précèdent. Tout discours de guerre est historique par nature.

A la guerre comme dans les tragédies, la parole est mère de toutes les batailles; elle est le chant de la victoire ou sonne le glas de la défaite. L’exaltation sublime du soldat est la marque distinctive de l’éloquence militaire traditionnelle. La proclamation de Napoléon Bonaparte à la bataille d’Austerlitz, le 3 décembre 1805, est le vivant symbole de l’amour du soldat, en ses grades et qualités, récompensé par la parole du chef et que l’on couvre de gloire:

Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France; là, vous serez l’objet de nos plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire: J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave.

Deux siècles nous séparent de cette époque incroyable où la France, la « Grande nation », bâtissait un empire et faisait l’Europe à son image. Deux siècles ont passé et des guerres nombreuses et sanglantes ont marqué l’histoire collective. En 2019, cela fait plus de soixante-dix ans que la paix est enfin revenue en Europe. Mais alors, quelle importance accorder aujourd’hui à l’éloquence militaire?

Le contexte international de ses quinze dernières années exige que la formation des officiers évolue pour s’adapter aux menaces. Certes, la France n’est pas en guerre contre un Etat-nation; son armée n’est projetée sur des théâtres extérieurs que dans le cadre de gestions de crises ou de la lutte contre le terrorisme. Mais le réarmement des grandes puissances, comme la Russie, la Chine et les Etats-Unis, suscite l’inquiétude des Etats-majors français. Tout porte à croire que les dividendes de la paix sont sur le point d’être épuisés.

Pour ajuster la formation des officiers à la nouvelle donne géopolitique, l’éloquence militaire est mise à l’honneur: l’art de commander et l’art de convaincre sont plus que jamais au coeur de la formation du chef militaire.

Commander

L’art du commandement implique une parole limpide et claire; la chaîne de commandement est intégralement faite de mots dont dépend la bonne exécution de l’ordre donné. Quand un officier commande, sa parole est en cause car sa parole est une cause; l’action en est la conséquence. Chaque syllabe, chaque mot, chaque phrase engagent pleinement l’officier qui les prononce: de la parole prononcée dépendent les suites glorieuses ou funestes de l’opération. Pour façonner et parfaire son art du commandement, l’officier apprend que les mots ont des proportions dans l’espace et dans le temps. D’ailleurs, c’est bien pour lui rappeler que le commandement est surtout un art de la parole que le prix Clemenceau, premier concours d’éloquence du ministère des Armées, a été imaginé.

Pour qui commande des hommes à la guerre, pas un mot ne peut être le fruit du hasard: nulle futilité, nul arbitraire. Commander, c’est être exact dans ses propos: « Le mensonge n’est bon à rien, puisqu’il ne trompe qu’une fois », écrivait autrefois Napoléon Bonaparte.

Commander, c’est parler vrai.

Convaincre

Lorsqu’il a vocation à accéder à de plus hautes responsabilités, un officier intègre l’Ecole de guerre. Il y apprend qu’il lui faut désormais renouveler son rapport à la parole: savoir commander est une chose, savoir convaincre en est une autre. Il lui faut donc renoncer à certaines habitudes d’expression qu’il avait prises dans le passé pour reconsidérer en profondeur le lien qui s’était naturellement établi entre la parole, la pensée, la connaissance et la certitude.

L’art de convaincre, ce n’est pas l’art de commander. Pour convaincre, l’officier doit au préalable apprendre à « penser autrement », comme il est enseigné à l’Ecole de guerre. Or, qu’appelle-t-on penser? Voilà un bien mystérieux processus intellectuel où s’entrechoquent la connaissance, l’ignorance, l’imagination et l’incertitude; métaphoriquement, c’est une grande guerre intérieure déclarée à l’obscurité et à l’ignorance afin de faire la lumière et de prendre la meilleure décision possible. Mais même en parvenant à faire reculer l’ignorance, il faut considérer que jamais ne se dissipe totalement l’incertitude, ce « brouillard » dont parlait Clausewitz.

Il faut donc apprendre à composer avec l’incertitude pour “penser autrement”: cela consiste à s’appuyer sur ses connaissances, c’est-à-dire sur ce que l’on sait en tant qu’expert d’un sujet donné, tout en reconnaissant l’imagination et l’incertitude comme des constantes de la pensée dont il faut se servir pour convaincre.

Or, peut-on convaincre dans l’incertitude? La pensée stratégique, prise au sens allégorique, apporte des réponses. L’art militaire de Napoléon Bonaparte est aussi un art de la parole:

Dans tout ce qu’on entreprend, il faut donner les deux tiers à la raison, et l’autre tiers au hasard. Augmentez la première fraction, et vous serez pusillanime. Augmentez la seconde, vous serez téméraire.

Au Centre de Planification et de Conduite des Opérations (CPCO), aux Etats-majors de l’Union européenne ou de l’OTAN, l’officier sait désormais que l’art de convaincre est un art de la guerre. La parole se libère sitôt qu’il assume, humblement, la part d’incertitude qui préside à toute décision, à toute idée, à tout projet. A toute parole.

Convaincre, c’est parler vrai dans l’incertitude.

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